Dès 1912 Barnes débarque à Paris en pays conquis, il se montre arrogant, discute les prix comme un marchand de tapis et se crée quelques solides inimitiés. Si Léo Stein lui offre ses conseils et son amitié, son épouse Gertrude peinte par Picasso, au premier coup d'oeil le détestera: il traite les affaires artistisques comme n'importe quelle affaire!
.Voici un des beaux tableaux de la fondation: les poseuses de Seurat, 1888.
Barnes ne se trompe pas, il achète soit des chefs d'oeuvres, soit des tableaux de qualité inférieure mais déterminants pour la compréhension du travail de l'artiste; après la première guerre mondiale, sur les conseils de Paul Guillaume, il s'interesse à des artistes peu connus : Modigliani et Soutine " il a un oeil excellent" dira plus tard le sculpteur Lipchitz peut-être ce regard qu'enfant il portait sur sa propre peinture. Pourquoi un oeil est-il meilleur qu'un autre? Pourquoi Barnes tombe-t-il amoureux devant" le petit pâtissier " de Soutine alors que le peintre juif est totalement inconnu? en 1912, il achète une soixantaine d'oeuvres de cet artiste lui offrant d'un seul coup la célébrité. Barnes et lui n'ont rien à se dire mais il comprend la force de la peinture de Soutine et l'extraordinaire émotion qui sort de sa pâte épaisse et maltraitée.
. Le projet de Barnes n'a pas varié: il s'agit, par l'art" d'éduquer les hommes de leur permettre d'avoir accès à des émotions esthétiques". à l'origine la fondation devait donc être largement ouverte au public "quelle que soit sa position sociale" précisait l'industriel; On a oublié encore aujourd'hui l'ambition de cet homme, pour se souvenir plutôt de son caractère emporté, son désir d'initier un vaste public et de lui transmettre sa passion.
Ce désir éclate lorqu'on visite sa fondation pour ceux qui ont eu cette chance. L'accrochage conçu par Barnes est une leçon d'art. Il s'attache à montrer les similitudes de construction, de couleurs, de formes entre plusieurs oeuvres d'époques différentes et par là, la même humanité qui traverse toutes les oeuvres. Sur un même mur, Delacroix côtoie, Cézanne, Renoir et Van gogh afin de saisir le passage entre classique et moderne; Le douannier Rousseau fréquente les primitifs; une sculpture cubiste de Lipchitz s'intègre dans un ensemble où figure une Vierge médiévale. Ainsi l'art moderne trouve sa place légitime à la suite des Titien, Greco, Goya ou Véronèse que conserve la fondation.
Evidemment, une telle présentation adoucit singulièrement la fameuse" fracture de l'art moderne" que les historiens d'art apprécient un peu trop. Il y a autant dans le volume et l'espace que dans la force expressive et émotive, et très peu de différences finalement entre l'oeuvre de lipchitz et la madone en pierre ; enfin Barnes avait noté l'influence de l'art africain, dont il possède une remarquable collection, sur Modigliani, Brancusi et les artistes cubistes.
J'espère que tous ces chemins, découverts et reconnus par Barnes, ces rapprochements, ces émotions artistiques" voyageront" avec les tableaux de Mérion à Philadelphie, permettez-moi d'en douter!. Il avait acquis une telle passion pour l'Art, un tel respect, un tel besoin de les faire partager, il serait bien normal d'en tenir compte.